Réseau routier wallon : après l’exubérance et l’insouciance, la sagesse ? (2/2)

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Mobilité
  • Temps de lecture :14 min de lecture
You are currently viewing Réseau routier wallon : après l’exubérance et l’insouciance, la sagesse ? (2/2)

Volonté d’accroître le réseau, insuffisance des budgets d’entretien et de sécurisation et manque de rigueur dans la gestion des travaux ont, durant des décennies, généré une détérioration du patrimoine routier wallon. La politique d’accroissement du réseau, intimement liée à un aménagement du territoire faisant fi des questions de mobilité et d’accessibilité, a également nuit à l’instauration d’un système de mobilité plus durable. Aujourd’hui, les signes d’une réorientation des pratiques se font sentir même si les « vieux démons » ne sont pas encore tout à fait morts. Analyse.

Suite à l’analyse du Plan infrastructures dans un premier billet, nous examinerons ici le rapport d’audit de la Cour des comptes publié en novembre 2015 et intitulé « Les contrôles de la qualité des travaux d’entretien du réseau routier et autoroutier de la Région wallonne »[[Téléchargeable ici : https://www.ccrek.be/FR/Publications/Fiche.html?id=5a07b013-517c-4180-9c6c-1250a6efb507]].

En décembre 2012, la Cour des comptes publiait un premier rapport d’audit sur le sujet, intitulé « L’entretien des routes et autoroutes en Wallonie » dont nous donnions une présentation ici. Entre autres sujets d’inquiétude identifiés alors par la Cour, rappelons-en trois : (1) l’accélération de la dégradation des routes du fait de l’augmentation du trafic, notamment celui des camions, et de la surcharge de ceux-ci (problème mal géré, selon la Cour), (2) l’absence d’un historique du réseau et la faiblesse des diagnostics avant travaux, (3) des contrôles en cours de chantier et a posteriori très insuffisants.

Dans son rapport de novembre 2015, la Cour salue les approches innovantes de management du nouveau directeur général ainsi qu’une démarche stratégie nouvelle basée sur la gestion des projets. Elle n’en souligne pas moins la nécessité d’aller plus loin, estimant que nombre de problèmes identifiés en 2012 n’ont pas encore été correctement résolus et réitérant dès lors six des sept recommandations générales faites en 2012. Remarquons que la mise en application pleine et entière de ces recommandations dans un délai de trois ans eut été très étonnante, compte-tenu de la profonde remise en cause de fonctionnements parfois fort anciens que cela aurait supposé.

Des poids plus que lourds

Le problème de surcharge des camions semble toujours prégnant. « Sur la base des chiffres précis concernant les années 2012 et 2013 fournis par l’administration, la Cour des comptes relève la hausse de la proportion de véhicules en infraction, laquelle passe de 12 % en 2012 à 15 % en 2013, pour un nombre de contrôles comparable. Par ailleurs, la gravité des infractions s’accroît également. »[[Cour des comptes, 2015, p. 21]] Ce qui n’est pas sans conséquences : une surcharge de 30% provoque jusqu’à 2000% de déformation supplémentaire de la chaussée[[D. Corbaye, J. Frippiat, Le pesage en marche, SPW, décembre 2015, p. 4]].

Les amendes perçues (de l’ordre de 260 euros) « ne sont pas de nature à avoir un effet réellement dissuasif pour les transporteurs, en particulier si l’on considère le nombre de contrôles réalisés par rapport au nombre de camions en circulation et la faible probabilité pour un transporteur d’être contrôlé. »[[Cour des comptes, 2015, p. 22]] En effet, un poids lourds de 44 tonnes roulant toute l’année avec 20% de surcharge permet un gain annuel (pour le transporteur) de l’ordre de 26.000 euros[[D. Corbaye, J. Frippiat, 2015, p. 6]].

Outre la dégradation des infrastructures, « les surcharges des camions ont aussi un impact significatif sur leur dangerosité et leur implication dans les accidents graves. »[[Cour des comptes,, 205, p. 23]] Raison suffisante, s’il n’en fallait qu’une, pour mettre tout en œuvre afin d’endiguer le phénomène.
C’est pourquoi la Cour « recommande à la Région wallonne de finaliser une réflexion stratégique sur l’ampleur des surcharges supportées par les réseaux wallons, l’évolution des pratiques des transporteurs et le pilotage de la politique répressive régionale en la matière. »[[Cour des comptes, Les contrôles de la qualité des travaux d’entretien du réseau routier et autoroutier de la Région wallonne, 2015, p. 5]]

Inventaires avant travaux – et suivi

La Cour des comptes tient à souligner l’insuffisance du diagnostic préalable aux travaux de réfection. Elle « regrette que les essais préalables ne soient pas réalisés systématiquement puisqu’ils permettraient d’évaluer une situation existante et donc de déterminer clairement le dimensionnement des renforcements à prévoir afin de réhabiliter, de manière durable, les routes dégradées. Toutefois, la Cour constate une nette amélioration de la situation par rapport à son audit précédent : en effet, l’évaluation de la portance résiduelle a été effectuée dans 1 chantier examiné sur 5, alors qu’en 2012, cette proportion était d’1 sur 30. De même, le contrôle de la structure du revêtement existant a été réalisé 7 fois plus souvent qu’en 2012. »[[Cour des comptes, 2015, p. 55]]

Les « plans qualité » visent à rendre les entrepreneurs davantage responsables de la qualité des travaux effectués ; ils délèguent à ceux-ci la réalisation de certains contrôles auparavant exécutés par l’administration. Cette dernière supervise les contrôles sur la base des résultats que lui transmettent les entrepreneurs. Selon l’analyse de la Cour, « La différence significative entre le nombre de dysfonctionnements constatés par les entreprises (5,8 %) et celui relevé par l’administration (85,1 %) sur les mêmes chantiers analysés met en cause la fiabilité des rapports d’autocontrôle rédigés par les entreprises. »Cour des Comptes, 2015, p. 6
Les dysfonctionnements en cours d’exécution relevés sont traités de manière peu satisfaisante selon la Cour : « le traitement réservé par l’administration aux non-conformités aboutit fréquemment au classement sans suite, sans formalisation des motivations […] seules 0,9 % sont suivies d’une action correctrice »[[Cour des comptes, 2015, p. 6]].

Après les travaux, l’administration a l’obligation de réaliser quatre vérifications finales : les mesures de l’épaisseur des couches, de la compacité relative ainsi que les contrôles de planéité et de rugosité. Plus d’un quart des chantiers examinés par la Cour échappent au contrôle d’épaisseur des couches. Elle souligne dès lors « le risque important de paiement indu auquel s’expose la Région wallonne. »[[Cour des comptes, 2015, p. 53]]

L’équation, il faut le relever, est fort délicate à résoudre. Le suivi administratif des chantiers est lourd et demande d’importants moyens humains. Engager des agents qualifiés en nombre suffisant pour réaliser un suivi strict des chantiers est coûteux. Ne pas réaliser ce suivi, s’exposant au risque de payer indûment, peut, à terme, se révéler un pari coûteux. Il s’agit là d’un problème politique d’affectation budgétaire qui ne peut sans doute trouver de solution satisfaisante que dans le cadre d’une approche graduelle.

Contrôle… sanction ?

La Cour salue l’amélioration des contrôles réalisés par l’administration : « le nombre de non-conformités détectées s’élève, en moyenne, à plus de 4 par dossier. En 2012, cette moyenne se situait légèrement au-dessus de 2 non-conformités par chantier. Si l’on exclut une baisse significative de la qualité du travail des entrepreneurs depuis 2012, cette évolution s’explique par une plus grande pertinence et un meilleur ciblage des contrôles réalisés par l’administration. »[[Cour des comptes, 2015, p. 56]]

Cependant, le suivi des contrôles semble pécher par une tendance de l’administration à accueillir favorablement les explications des entreprises. En ce qui concerne les contrôles des travaux a posteriori, la Cour relève que « À l’issue des deux phases de défense de l’entrepreneur, 85,9 % des non-conformités détectées par l’administration lors des contrôles a posteriori ont été classées sans suite. »[[Cour des comptes, 2015, p. 52]]

Par ailleurs, les sanctions sont rares : seules 10,7 % des non-conformités détectées ont abouti à l’application d’une sanction financière. Comme pour les amendes infligées aux transporteurs pris en flagrant délit de surcharge, le faible niveau de la sanction financière compromet son efficacité relève la Cour, « puisque son impact particulièrement dérisoire ne peut être de nature à améliorer la qualité du travail des entrepreneurs. »[[Cour des comptes, 2015, p. 59]]

Plus rares encore sont les corrections sur le terrain : la Cour, dans son échantillon de 39 chantiers analysés, n’a relevé qu’un seul cas. Elle en conclut que « dans 99,1% des cas, les résultats non conformes mis en évidence par le processus de contrôle de la qualité de l’entretien du réseau routier et autoroutier wallon ne donnent donc lieu à aucune amélioration. »[[Cour des comptes,, 205, p. 59]]

La Cour des comptes se montre particulièrement sévère dans son jugement final : « l’inefficience de ce système de contrôle, tel qu’actuellement mis en œuvre par les directions territoriales, est avérée dès lors que celui-ci ne génère majoritairement que du papier. La Cour des comptes ne remet pas en cause le dispositif en lui-même, mais insiste pour que l’administration le mette en œuvre complètement et de manière rigoureuse. Seule la réfection des travaux présentant des défauts de construction ou, au moins, l’application de pénalités financières correspondant au préjudice subi par la Région wallonne permettra au processus de gagner en efficience. »

Les faits relevés par la Cour des comptes dans son rapport d’audit sont particulièrement interpellant du fait que les moyens budgétaires de la Wallonie, même utilisés de manière optimale, ne lui permettent pas d’entretenir le réseau routier régional, comme il apparaît très clairement à la lecture du plan infrastructures (voir notre billet précédent).

Il est important de souligner ici que notre propos, en présentant quelques éléments importants de l’analyse de la Cour des comptes, n’est nullement de jeter le discrédit sur l’administration wallonne. Il s’agit de reconnaître des « errances » passées, de saluer, avec la Cour, les progrès réalisés ces dernières années et de former le vœu que ceux-ci soient maintenus et continuent de porter leurs fruits.

En guise de conclusion

L’insuffisance des budgets d’entretien au cours des (au moins) deux décennies passées a produit des effets cumulés dont le rattrapage nécessiterait des budgets colossaux, bien supérieurs à ceux du Plan infrastructures, pourtant déjà conséquents. A supposer que cette remise à niveau puisse être effectuée, l’entretien du réseau (auto)routier wallon conformément aux standards internationaux est, dans le contexte budgétaire actuel, chose impossible du fait de son étendue. Les efforts du Gouvernement et de l’administration sont d’autant plus louables : on assiste, depuis quelques années, à une sorte de « révolution silencieuse » dans la gestion du réseau routier. Cette dynamique, toutefois, ne pourra pleinement porter ses fruits que dans la mesure où elle s’inscrira dans une « révolution » beaucoup plus large de la manière de penser la mobilité. Plus précisément, il conviendrait de désacraliser trois tabous : celui de la croissance du réseau routier, celui de la demande de mobilité, et celui de la voiture.

Imaginons que la Wallonie décide, demain, de réaliser le projet dit « CHB » : 500 millions d’euros seraient consacrés à la construction de ces 12 km d’autoroutes. Un remboursement sur 20 ans coûterait (intérêts non compris) la bagatelle de 25 millions d’euros par an, soit environ 10% des budgets d’entretien actuels, lesquels sont déjà cruellement insuffisants. De plus, tout accroissement du réseau accroit le patrimoine (et donc les besoins d’entretien). Les standards internationaux recommandent de consacrer chaque année 1,5% de la valeur du patrimoine à l’entretien. Le projet CHB augmenterait donc les besoins d’entretien de 7,5 millions par an. Enfin, « si les encombrements routiers ont un effet dissuasif sur les automobilistes, il existe toujours une demande « latente » qui se réveille lorsque la capacité s’étend. À long terme, les encombrements persisteront. De nombreuses études et de nombreux cas concrets le prouvent. »[[CE, 1995, Vers une tarification équitable et efficace dans les transports – Options en matière d’internalisation des coûts externes des transports dans l’Union européenne – Livre vert, COM(95) 691 final, page 16]] Hélas, cette réalité n’est, plus de 20 ans après avoir été énoncée par la Commission européenne, toujours pas prise en compte.

La demande de mobilité constitue l’un des tabous les plus « respectés » de nos sociétés. Etre, dans nos sociétés, c’est être mobile : gare à qui tente de résister à l’injonction de bouger. Le cadre qui refuse une nouvelle affectation comme celui ou celle qui préfère la kermesse locale au festival branché qui se déroule à l’autre bout du pays ou qui refuse de consommer des fraises importées en hiver sont impitoyablement ostracisés. La mobilité demeure une prescription sociale. Ceci en dépit d’avis formulés, par exemple, par l’OCDE qui, en 1996, soulignait que : « La réalisation de systèmes de transport durables impliquera sans doute des améliorations au niveau des véhicules, des carburants et des infrastructures d’une part et la réduction de la mobilité des personnes et de la circulation des marchandises d’autre part. »[[OCDE, 1996: Towards sustainable transportation – The Vancouver conference, p.56]] Ou l’Agence européenne de l’Environnement qui, en 2011, estimait que « Les options techniques seules ne permettent pas d’atteindre l’objectif de la Commission européenne de 60% de réduction des émissions de gaz à effet de serre des transports en 2050. L’optimisation de la demande constituera un élément essentiel pour atteindre cet objectif »[[EEA, 2011: Laying the foundations for greener transport]].

La remise en question de la demande de mobilité ne pourra être sereinement menée que dans une société débarrassée du troisième tabou, le plus dur peut-être à combattre : la voiture. Celle-ci reste un objet technique déifié, un objet de fantasmes, un signe ostentatoire de « réussite sociale » ou d’appartenance à un groupe social. Peu de citoyens ont conscience, en achetant une voiture neuve, de se conformer à une norme sociale et de se plier aux « recommandations bienveillantes » des constructeurs automobiles qui les font « rêver » et acheter plus haut que leur portefeuille.

Ainsi, c’est une transformation en profondeur du fonctionnement de nos sociétés et de ses valeurs qu’il s’agit de mettre en œuvre. Seule une telle approche de nature préventive permettra de sortir de la logique actuelle dans laquelle les pouvoirs publics, en « bout de chaîne » tentent d’entretenir un réseau routier soumis à une pression croissante.