Notre écologie et la leur

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Ce texte marque la fin d’un cycle. Après quatre années de parution sous des titres divers (« La Lorgnette », « Politiquement Incorrect » puis ces « Pépins de la Pastèque masquée » en cours aujourd’hui), j’ai en effet décidé de mettre un terme à cette chronique. Non pas qu’elle me paraisse devenue inutile, qu’un « regard impertinent sur le monde tel qu’il va » ne se justifie plus. Bien au contraire, les motifs d’indignation, de ruades dans la pensée unifiée et le consensus résigné sont plus nombreux que jamais. Il me semble toutefois important d’éviter que la répétition que je sens parfois poindre dans mon propos ne se mue en ressassement. Et il m’est tout aussi capital que la lassitude qui pourrait naître d’une déclinaison à l’envi d’un même exercice ne vienne pas affecter la fraîcheur de mes humeurs.

Je vais donc passer à autre chose. Un autre chose qu’il me reste à peaufiner mais que vous découvrirez dès la première nIEWs de 2013. Un autre chose qui sera différent… tout en restant fidèle au mot d’ordre qui a guidé ma plume jusqu’à présent : refuser de penser en rond, bousculer le fatalisme béat qui nous ankylose, ne pas accepter le modèle que l’on nous impose comme inéluctable, croire que l’Homme à les pleins pouvoirs sur ses choix et qu’il sortira un jour de l’ivresse matérialiste dans laquelle il se perd. Un autre chose où l’humour continuera à côtoyer la colère, où l’analyse jouera la provocation ; où le parti-pris, la subjectivité voire la mauvaise foi auront droit de cité. Bref, un autre chose toujours en lutte ouverte contre la résignation.

Pour cette dernière livraison, je souhaite vous faire partager quelques extraits d’une réflexion que certains d’entre vous connaissent sans doute et qui condense à la fois l’analyse et les valeurs que je tente modestement de faire vivre à travers mes chroniques. Rédigée en 1973 par André Gorz, ce document intitulé « Leur écologie et la nôtre » reste d’une brûlante actualité et devrait être encadré dans le bureau de tous ceux qui, ici et ailleurs, croient aux vertus de la croissance verte et du capitalisme de même couleur. Bonne lecture ! Et à bientôt pour une nouvelle aventure…

«L‘écologie, c’est comme le suffrage universel et le repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change.

La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans patronaux et capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dés à présent, ne pas jouer à cache-cache: la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres. C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement: que voulons- nous? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature? Réforme ou révolution?

Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi: vaut-il la peine de survivre dans « un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition » (Illich)? (…)

Il vaut mieux tenter de définir, dés le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.

Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance réside dans cette fuite en avant généralisée que stimule une inégalité délibérément entretenue: dans ce que Ivan Illich appelle « la modernisation de la pauvreté »? Dès que la masse peut espérer accéder à ce qui était jusque-là un privilège de l’élite, ce privilège (le Bac, la voiture, le téléviseur…) est dévalorisé par là même, le seuil de la pauvreté est haussé d’un cran, de nouveaux privilèges sont créés dont la masse est exclue. [Analyse qui trouve une illustration édifiante dans les propos des laudateurs du libéralisme évoquée dans cette autre chronique: [«Climatosceptiques ou libéralocyniques?» ]] Recréant sans cesse la rareté pour recréer l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle n’en comble, le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production.

Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse – pourtant entièrement illusoire – qu’ils cesseront un jour d’être « sous-privilégiés » et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des autres. La devise de cette société pourrait être: « Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as « mieux » que les autres ». Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n ‘y a pas de pauvres.

Essayez d’imaginer une société fondée sur ces critères. La production de tissus pratiquement inusables, de chaussures durant des années, de machines faciles à réparer et capables de fonctionner un siècle, tout cela est, dès à présent, à la portée de la technique et de la science de même que la multiplication d’installations et de services collectifs (de transport, de blanchissage, etc.) dispensant chacun de l’achat de machines coûteuses, fragiles et dévoreuses d’énergie.

Supposez dans chaque immeuble collectif deux ou trois salles de télévision (une par programme); une salle de jeux pour les enfants; un atelier bien équipé de bricolage; une buanderie avec aire de séchage et de repassage : aurez-vous encore besoin de tous vos équipements individuels ? Et irez-vous encore vous embouteiller sur les routes s’il y a des transports collectifs commodes vers les lieux de détente, des parcs de bicyclettes et de cyclomoteurs sur place, un réseau dense de transports en commun pour les banlieues et les villes?

Imaginez encore que la grande industrie, planifiée centralement, se borne à ne produire que le nécessaire: quatre ou cinq modèles de chaussures et de vêtements qui durent, trois modèles de voitures robustes et transformables, plus tout ce qu’il faut pour les équipements et services collectifs. C’est impossible en économie de marché? Oui. Ce serait le chômage massif? Non: la semaine de vingt heures, à condition de changer le système. Ce serait l’uniformité et la grisaille? Non, car imaginez encore ceci: chaque quartier, chaque commune dispose d’ateliers, ouverts jour et nuit, équipés de gammes aussi complètes que possible d’outils et de machines, où les habitants, individuellement, collectivement ou en groupes, produiront pour eux-mêmes, hors marché, le superflu, selon leurs goûts et désirs. Comme ils ne travailleront que vingt heures par semaine (et peut-être moins) à produire le nécessaire, les adultes auront tout le temps d’apprendre ce que les enfants apprendront de leur côté dès l’école primaire: travail des tissus, du cuir, du bois, de la pierre, des métaux; électricité, mécanique, céramique, agriculture…

C’est une utopie? Ce peut être un programme. Car cette « utopie » correspond à la forme la plus avancée, et non la plus fruste, du socialisme: à une société sans bureaucratie, où le marché dépérit, où il y en a assez pour tous et où les gens sont individuellement et collectivement libres de façonner leur vie, de choisir ce qu’ils veulent faire et avoir en plus du nécessaire: une société où « le libre développement de tous serait à la fois le but et la condition du libre développement de chacun ». Marx dixit.»

Allez, à très bientôt. Et d’ici là, n’oubliez pas : « On ne pile pas le mil avec une banane mûre. » (Proverbe africain)