Le GSM a eu raison de la dernière cabine

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L’information n’a pas ému grand-monde : fin mai, la dernière cabine téléphonique de notre petit pays a été démontée. Le dernier clou était ainsi planté dans le cercueil du service public de téléphonie. Il est désormais révolu le temps où un réseau de cabines téléphoniques accessibles à toutes et à tous couvrait le territoire. Pour téléphoner, il faut désormais acheter un téléphone personnel et s’affilier aux services d’un opérateur privé. Certains y voient un progrès social. J’y perçois plutôt une régression.

Qu’en est-il sur le plan environnemental ? On a troqué 18.000 cabines téléphoniques à longue durée de vie contre plus de 13 millions de téléphones portables individuels à durée de vie courte dont la fabrication nécessite des matières premières rares, dont certaines sont extraites dans des conditions environnementales et sociales déplorables[[Pour tenter de répondre au problème du lien entre extraction des minerais et conflits armés – qui n’est pas propre aux GSM – le Parlement européen a adopté, le 20 mai 2015, un projet de règlement visant à assurer la traçabilité de l’étain, du tantale, du tungstène et de l’or.]]. On a abandonné une technique de transmission par fil pour une technique de transmission par ondes, dont les effets sur la santé – réfutés par le secteur – commencent (maintenant qu’il est « trop tard » pour faire marche arrière) à être timidement reconnus.

En raison de l’extraordinaire confort apparent qu’il offre, le téléphone portable (le GSM) s’est répandu comme une traînée de poudre. Il lui aura fallu deux décennies à peine pour arriver à la situation que l’automobile a mis un siècle à atteindre : celle de saturation du marché. Celle où, pour maintenir la croissance économique du secteur, il faut entrer dans une logique de renouvellement accéléré et d’utilisation accrue.

Au-delà de cette différence de dynamique, le GSM et l’automobile présentent plusieurs similitudes :

 celle-ci constitue, objectivement, un merveilleux outil de mobilité ; le téléphone portable est un merveilleux outil de communication. Ils offrent dès lors un confort de vie dont on n’a pas spécialement envie de se passer – même si les incidences négatives sont objectivées. Se fermant à la critique pour éviter de devoir remettre en question ses comportements, on érige l’objet en tabou ;

 le confort qu’elle et il offrent est réel, mais l’inconfort (occulté) également : dépendance psychologique, diminution de la liberté individuelle, pression de l’immédiateté, impacts négatifs sur les relations sociales, repli sur soi, …

 l’objet automobile comme l’objet GSM s’inscrivent parfaitement dans la logique d’une économie de la possession : ma voiture, c’est mon petit espace privé, ma « bulle » à nulle autre pareille – mon GSM, c’est le réceptacle de mes petits secrets (répertoire, messagerie). L’une et l’autre se possèdent, se prêtent rarement et participent dès lors à une dynamique de développement de l’égoïsme, par opposition à l’altruisme propre à une société du partage.

Un consensus émerge tout doucement dans les pays dits développés : il est nécessaire de transformer le système économique actuel, qui n’est pas durable. Les nouveaux concepts d’économie (circulaire, verte, …) sont censés entraîner « une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources »[[http://www.unep.org/greeneconomy/Portals/88/documents/ger/GER_synthesis_fr.pdf]].

Réparation, réutilisation, recyclage, partage, utilisation parcimonieuse des ressources naturelles sont quelques-uns des maîtres mots de ces nouveaux concepts. Le GSM est, quant à lui, caractérisé par une grande difficulté (pour ne pas dire une impossibilité) à être réparé, un cycle de vie raccourci (les nouveaux modèles se succèdent à un rythme effréné), une possession individuelle et une orgie de matières premières.

Le constat est difficilement réfutable. Il génère de ce fait un profond inconfort moral, en révélant l’abîme qui sépare nos comportements de ceux que nous devrions adopter pour maintenir viable notre planète. Le constat est donc évacué, relativisé, mis en balance avec les avantages réels ou fantasmés du GSM. Ainsi, dans une discussion sur le sujet, il y aura toujours quelqu’un pour évoquer les cas où l’utilisation du GSM a permis de sauver une vie. Certes. Mais combien de vies ont-elles été perdues dans les mines d’Afrique centrale contrôlées par des groupes armés et où sont extraites, dans des conditions proches de l’esclavage, les matières premières nécessaires à la fabrication de ces fabuleux petits engins ?

Seul, diront certains, un abruti pisse-vinaigre passéiste et technophobe comme l’auteur de ces lignes peut refuser obstinément de posséder une voiture et un GSM et – comble du ridicule – s’émouvoir de la disparition des cabines téléphoniques. Sans doute. Il n’empêche que, en cette fin mai 2015, une étape supplémentaire a été franchie sur le chemin de la non durabilité. Et il est difficile de déterminer ce qui est le plus démoralisant : le fait en lui-même, ou l’indifférence totale à son égard ?