La fin du fétichisme de la croissance

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Objectif incontournable des économistes depuis le début de l’ère industrielle, la croissance économique est aujourd’hui l’objet de préoccupations multiples. Mise à mal par la crise que nous vivons, elle divise plus qu’avant. Si la grande majorité pensent encore qu’il est impossible de s’en passer, des voix, plus nombreuses ces derniers temps, se font entendre, qui la remettent fondamentalement en question. Selon celles-ci, la prospérité peut se passer de la croissance et garantir, en prime, le bonheur…

Notre société dite «développée» est confrontée à un curieux paradoxe. D’un côté, l’ingénierie humaine lui a permis d’accumuler savoir-faire et capacités de production sensées satisfaire la plupart de ses besoins. D’un autre, les inégalités, que ce soit entre le Nord et le Sud ou au sein même des pays industrialisés ou non, continuent de croître. Comme si, en définitive, la croissance économique ne pouvait se passer de la croissance des inégalités.

Finalement – on commence à s’en rendre compte plus largement – notre système économique, loin de libérer l’Homme, risque de mener inexorablement l’humanité à sa perte. Il ne tient en effet qu’au prix d’une orgie de ressources naturelles non-renouvelables dont on perçoit, pour certaines d’entre elles, le fond du panier.

La croissance nous conduit donc à une impasse et nous impose de repenser nos modèles de développement. Certains, pour résoudre le malaise inévitable provoqué par la prise de conscience de nos incohérence, se réfugient dans la religion «technologie», sensée répondre à elle seule aux défis majeurs de demain (crise climatique, crise énergétique, etc.). C’est sans compter ce qu’on appelle, en jargon technique, l’effet rebond, lequel résulte «de mécanismes de marchés qui font qu’à revenu constant la diminution du prix d’un bien de consommation se traduit, grâce au revenu libéré, soit par la consommation d’un plus grand nombre d’unités de ce même bien soit par la consommation d’autres biens et services en plus grande quantité»[[BOULANGER, P-M. (2009), Consommer mieux, autrement, moins, paru in Etopia.]]. Considérons par exemple les récentes avancées technologiques réalisées dans le secteur automobile. D’un côté, les moteurs se font plus efficaces, plus sobres et moins polluants. Mais d’un autre, la reine automobile est sur-utilisée…

Croissance et satisfaction de vie évoluent-ils de concert ?

Certains craignent que ces nouveaux modèles économiques qui osent s’affranchir de la «croissance» sont indissociables de régression du bien-être et d’un retour aux privations et aux sacrifices ? La réalité est plus complexe. Des travaux, toujours plus nombreux, montrent par exemple que «malgré une «croissance de vie» continue, la satisfaction de vie des Occidentaux stagne depuis plusieurs décennies»[[Dont CASSIERS, I. et DELAIN, C. (2006), La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ?, «Regards Économiques», mars 2006, IRES (UCL).]]. A quoi bon dès lors poursuivre la logique consumériste du «toujours plus» si in fine celle-ci nous éloigne d’une satisfaction de vie légitime ? Mais les systèmes de pensées sont très résistants et donc, le mythe de la croissance nécessaire au bonheur a encore de beaux jours devant lui.

Et si l’on travaillait moins ?

Renoncer à la croissance, c’est donc renoncer à la logique consumériste du «toujours plus». Cela pourrait en outre permettre à ceux qui le souhaitent de travailler moins. Ce sont du moins les conclusions auxquelles est arrivé l’économiste canadien Peter Victor en étudiant, au travers de modèles informatiques, la manière dont réagirait l’économie canadienne en cas de rupture de croissance[[VICTOR, P. (2008), Managing without growth: smaller by design, not disaster, Edward Elgar Publishing.]]. Jouant tour à tour sur différentes variables macro-économiques (taux d’épargne, taux d’investissement privé et public, durée de la semaine de travail, etc.), Victor modélise différents scénarios où il met volontairement fin à la croissance. Dans l’un, la mise à mort de la croissance conduit à une stabilité économique, des taux de chômage et de pauvreté rabotés ainsi qu’à une réduction du ratio de la dette au PIB de 75%. Le modèle élude donc le chômage… et ce grâce à la réduction et du nombre total et du nombre moyen d’heures de travail. Défendue par les organisations syndicales, la réduction du temps de travail apparaît être la solution structurelle la plus simple pour ½uvrer au maintien de l’emploi. Elle ne peut bien entendu que s’accompagner d’un encadrement public fort des politiques économiques et sociales.

Les prémisses d’une révolution?

Il s’agit non seulement d’une révolution économique mais aussi d’une révolution culturelle remettant en cause la foi accordée aujourd’hui aux valeurs matérielles. Et celle-ci, tel que le démontre le Commissaire Économique de la Commission du Développement Durable du Royaume-Uni, dans son ouvrage intitulé Prosperity without growth?[JACKSON, T. (2009), Prosperity without growth? – The transition to a sustainable economy. [Téléchargeable gratuitement.]] est possible.

La révolution (car il s’agit véritablement de cela) est en marche.

Les fétichistes de la croissance vont devoir lâcher leur Phallus, ce qui, la psychologie nous l’a largement montré, ne se fera pas sans une résistance d’autant plus farouche que le trouble est profondément installé.