La Baraque (Louvain-la-Neuve) : une autre manière de faire la ville…

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La question des villes nouvelles est fréquemment évoquée dans les débats relatifs à l’aménagement du territoire en Wallonie, notamment à l’instigation des instances cdH.

La question d’une autre « manière d’habiter » est aussi une préoccupation/attention qui s’invite au devant de l’actualité et qui donc travaille notre société, que ce soit à travers le développement de projets d’habitats groupés, d’expériences de vie en Tiny Houses, roulottes ou autres yourtes – soit d’expériences d’habitats légers – ou encore, au travers de projets d’occupations de bâtiments abandonnés (Squatt) ou de résistances à des projets contestables avec les ZAD (Zone à défendre).

Il existe un lieu en Wallonie qui combine une ville nouvelle, Louvain-la-Neuve, et, en son sein, un quartier d’habitats expérimentaux alternatifs, La Baraque. Ces deux projets frisent la cinquantaine et peuvent donc constituer des expériences intéressantes pour répondre à certaines questions liées aux préoccupations sociétales actuelles concernant l’évolution de l’habitat et de l’habiter.

Et, précisément, un travail de réflexion étonnant vient d’être réalisé sur cette double réalité : un mémoire de fin d’études de la Faculté d’Architecture La Cambre – Horta  1 réalisé par un jeune architecte né à la Baraque et y ayant vécu 18 ans 2.

Le présent article tente d’en faire une synthèse, exercice périlleux car la qualité du travail consiste précisément dans le déroulement d’une histoire agréable et très largement argumentée, nuancée, qu’il est difficile de rendre en quelques lignes. Ce qui pourrait ici paraître excessif car brossé trop rapidement ne devrait que vous inciter à vous plonger dans le texte pour en saisir la richesse argumentaire.

« Unique ville nouvelle belge depuis Charleroi créée en 1666, Louvain-la-Neuve a une histoire très particulière, liée aux querelles linguistiques qui animent la Belgique dans les années 1960 mais liée également aux débats et remises en question du modernisme en architecture qui caractérisent cette décennie. 
Le projet initial de cette exception parmi les villes belges était constitué d’un centre autour duquel seraient disposés 4 quartiers, principalement résidentiels : le Biéreau, l’Hocaille, Lauzelle et les Bruyères. » 
Et, contre toute attente, un cinquième quartier s’est invité dans ce plan initial : le quartier de la Baraque. Il est rapidement devenu l’exception dans l’exception.

Le hameau de la Baraque en 1968.

Ce travail de recherche captive d’abord par la qualité de l’exposé des histoires mouvementées respectives de ces deux entités.

 Pourquoi a-t-on choisi le site de l’UCL et de la ville nouvelle à Ottignies ? Pourquoi la brique et les toits pointus et non de l’enduit et des toits plats ? Respect du dénivellé naturel ou pas ? Cité médiévale ou Casbah nord africaine ? Pourquoi des maisons familiales individuelles et pas des immeubles à appartements dans les quartiers dédiés à l’habitat ? Pourquoi d’ailleurs séparer les fonctions universitaires et d’habitat ? Des tapis roulants depuis des parkings extérieurs ? Et les voitures ? Quels types de commerces ? Comment finir la ville ?

Une rue typique des quartiers résidentiels néolouvanistes.

 Quel est le point de départ de la lutte des habitants du quartier de la Baraque ? Jules Casse, un héros moderne ? Qui a construit les premiers habitats alternatifs ? Pourquoi des Serres ? Des bulles ? Comment devient-on habitant de la Baraque ? Comment s’y gère la vie ? Qui sont ces « Baraquis » ? Est-ce un squatt ? Village gaulois ou quartier de la ville à par entière ? Négociation avec les autorités ou résistance dure ? Les habitats alternatifs vont-ils disparaître ?

Deux roulottes dont une avec cabane annexée. Et une brouette…

Les « doubles maléfiques »

Mais là où la réflexion devient passionnante, c’est quand est tentée une réponse à la question centrale suivante qu’est-ce qui a permis à un lieu tel que le quartier de la Baraque d’exister dans une ville comme Louvain-la-Neuve ? Et que, pour l’élaborer, l’auteur va se concentrer, sur les relations entre ces deux entités (psych)analysées sous l’angle des contradictions, non-dits, parties occultées et enfouies de la cité universitaire. La question devient alors : Quelle place occupe le quartier de la Baraque au sein de cette ville pleine de contradictions ?

Pour préciser ce qu’il entend par cette sorte d’inconscient de la cité universitaire, G. Geerts fait appel à la notion originale, dans ce contexte particulier en tous cas, de « double maléfique » : « une entité née de la schizophrénie d’une ville qui, dans son désir de pureté, nie, cache ou rejette au loin les éléments indésirables. On trouve la figure du double maléfique dans de nombreuses oeuvres littéraires et cinématographiques. Le double maléfique ou Doppelgänger (terme issu du folklore germanique) est un personnage à l’exact opposé d’un autre mais qui est en apparence exactement le même. On retrouve cette figure dans le roman « Le double » de Dostoïevski. Ce double existe-t-il réellement ou est-il une invention de l’esprit de Goliadkine, le personnage central du roman ? Son double est-il l’expression des désirs enfouis et des contradictions du héros ou un vrai personnage ? On retrouve également cette figure dans la série Twin Peaks de David Lynch. Dans la troisième saison, alors que l’agent du FBI Dale Cooper est prisonnier dans une dimension parallèle appelée la « Loge Noire », un double de lui-même, possédé par une force maléfique, sévit dans le monde réel. De retour dans la réalité le vrai Cooper fera tout pour tuer son double maléfique. » (p.63)

Trois « doubles maléfiques » sont, dans un premier temps, identifiés (on se contentera de les citer ici, mais ils sont amplement développés dans l’ouvrage).

 Le parc scientifique : alors que le terrain appartient, comme celui de la ville, à l’UCL, on observe un investissement réflexif massif du côté la cité, que l’on veut piétonne, constituée d’une architecture riche favorisant les rencontres, et de l’autre une quasi « non-pensée » pour le parc scientifique exteriorisé tel un corps étranger, dont l’urbanisme plus que banal est laissé aux logiques de spéculation, de mobilité automobile et de gaspillage du sol.

Vue aérienne de la ville, on aperçoit clairement la ville entourée par ses boulevards périphériques et le parc scientifique au Sud-Est dont la surface est presque équivalente à celle de la ville.

 Le « passage d’une ville piétonne défavorisant volontairement la voiture à une ville piétonne accessible à l’automobile. (…) Manquant peut être de courage et de radicalité (en développant par exemple les transports en commun ou d’autres alternatives à la voiture), les concepteurs et les autorités ne sont pas parvenus à créer une ville indépendante de la voiture » (p.69). Ils ont dès lors caché ce qu’ils ne voulaient voir dans d’immenses sous-sols, le cloaca maxima 3 comme aimait le dire R. Lemaire 4, l’un des concepteurs de LLN. « Ce monde souterrain, cet envers du décor est régulièrement révélé par des interventions artistiques. Il a par exemple été mis en évidence lors de la huitième biennale d’art contemporain de Louvain-la-Neuve en 2013 (section documentaire), qui prenait précisément place dans des parkings souterrains de la ville (sur près de 4000m2) et avait pour thème la révélation des faces cachée, occultées et refoulées du monde contemporain 5.

Le centre de Louvain-la-Neuve posé sur une dalle de deux étages de parking.

 Enfin, la commercialisation de la ville : 
« La vision de départ cherchait à créer une atmosphère village : petit commerces, bistrots, … le tout était lié à une volonté de faire se rencontrer les gens. » (Jean Rémy) 6 
Aujourd’hui, cette intention est entièrement refoulée, déniée, forclose même. « (…), Les autorités semblent tout miser sur ce type d’activités pour développer la ville. Le commerce qu’on souhaitait discret dans la ville y tient désormais une place centrale, si bien qu’en se promenant, elle ressemble plutôt à un centre commercial à ciel ouvert, une ville-centre commercial, qu’à une ville-université. Plutôt que de parler comme Jean Remy d’une « ambiguïté » par rapport à la position de la ville vis-à-vis du commerce, il est peut être plus juste de parler d’une dérive, ou d’une forme d’érosion. Si, au début, la ville a résisté à la tentation de faire du commerce la force motrice de la ville, les autorités ont désormais abandonné cet effort et laissent, ou même encouragent l’arrivée de marées d’investisseurs et de commerces de grande taille. » (P.79)

Vue aérienne du centre-ville, 1.centre commercial l’Esplanade, 2. La rue Charlemagne, 3. Le complexe et cinéma et la salle Aula Magna.

La Baraque, un « double maléfique » et une hétérotopie ?

La réflexion sur le « double maléfique » atteint son apogée avec le quartier de la Baraque qui serait un double communautaire, humain, vivant, convivial et ce, d’autant plus intensément que l’idéal de « faire se rencontrer les gens » s’érode dans le projet de ville. 
Cette figure se complexifie d’ailleurs avec le concept foucaldien d’hétérotopie. L’hétérotopie est une sorte d’utopie localisée, située dans un lieu précis et réel. Il s’agit pour Michel Foucault d’« espaces autres » :
« Il y a des régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, et puis il y a les régions fermées du repos et du chez soi. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. » (Michel Foucault)

Les bulles.

« Ainsi, le petit hameau de la Baraque est devenu une réalité socio-culturelle qui ne se limite pas à une expérience originale et authentique en dehors de la nouvelle ville, mais le quartier de la Baraque devient en même temps une contre-image de la ville même de Louvain-la-Neuve. Sur le plateau de Lauzelle et près de la Malaise, deux approches s’affirment, deux expériences s’opposent, deux images se contredisent. » (Piet Lombaerde) 7 .

Une serre. Habitée par une famille avec 3 jeunes enfants (1994).
Agrandissement autoconstruit en bois cordé. Il s’agit de la moitié de la serre de la photo précédente. La surface au sol n’a pas changé, un étage est créé : les enfants grandissent (1999).

Et Gaspard Geerts de mettre en exergue tous les éléments tantôt évidents et visibles, tantôt subtilement dissimulés de la vie de la communauté de la Baraque pour appuyer son hypothèse. Une dimension centrale, à côté de celle consistant à organiser « l’habiter ensemble » dans cet écrin de verdure, est le souci de pérennisation du quartier qui se concrétise par de fréquentes réunions internes pour préparer les négociations récurrentes avec les autorités de la ville et de l’université.

Seule une immersion totale dans la vie de ce quartier ponctuée par une prise de distance spatiale (l’auteur habite Bruxelles depuis 5 ans) et l’utilisation du prisme théorico-pratique que constitue sa formation en architecture permettent une description aussi fine et « justement distanciée » de ce mode de vie si différent mais aussi si semblable… Ceci est particulièrement palpable lorsqu’il relate les modes particuliers d’habiter et de s’organiser des habitants de la Baraque qui les amènent à expérimenter et à acquérir de nombreux savoirs et savoir-faire allant de la gestion des conflits internes à la maitrise de techniques constructives peu courantes. Loin d’un discours béatement positif – et donc évidemment lisse et limité – souvent caractéristique des documents descriptifs ou « publicitaires » de la Baraque, il analyse avec bienveillance et lucidité les initiatives nécessairement tâtonnantes, toujours à réinterroger, jamais définitives d’habiter cet espace expérimental.

Les Plans et les Savoirs Situés

Rendre compte d’un travail si dense et multiple est nécessairement frustrant, mais on s’en voudrait de ne pas mentionner, pour conclure, deux chapitres plus techniques ou théoriques. 
 Le chapitre relatif au rôle majeur qu’ont joué les outils de l’architecture et de l’urbanisme dans la relation « ville/quartier de la Baraque ». Une carte/un plan n’est pas l’autre et le choix d’une/d’un plutôt qu’une/un autre n’est jamais innocent. Les exemples précis et concrets proposés dans le mémoire sont particulièrement éclairants. Le chapitre La végétation, un acteur oublié p.111 est à ce titre édifiant.

« Un bouffon avec une carte à la place de l’esprit », 1575, tiré de l’ouvrage « Maps are territories » de David Turnbull.

 Et celui, théorique, qui questionne de manière plus large ces outils, mais également les outils du savoir en général, en mettant l’accent sur le caractère partiel, partial et situé de ceux-ci. Ces questions sont abordées entre autres à l’aide du « Manifeste des Savoirs Situés » de Donna Haraway (p. 146 à 163).

Ce chapitre prend tout son relief quand on sait que ces outils sont au centre des négociations entre les autorités et les habitants de la Baraque, négociations sur le devenir du quartier et sur sa reconnaissance : énormément de choses se jouent sur plan, et selon celui qui l’a dessiné et ce qu’il a décidé d’y mettre, tout peut se lire (et se décider) différemment !

Cette alternance entre une description quasi anthropologique de la vie au quartier et une prise de distance théorique faites de textes et d’auteur·es judicieusement sélectionné·es confére à l’ouvrage une qualité qui n’a pas échappé au Jury du mémoire.

Un paysage se dessine

Si ce qui est minutieusement décrit et analysé dans ce travail l’est à propos d’une expérience (ou d’expériences) aujourd’hui quasi unique(s), nul doute qu’il puisse servir de solide base de réflexion à tout projet qui voudrait aujourd’hui naître, que ce soit dans le domaine des villes nouvelles (mais est-ce une option durable ?) et bien plus encore du développement d’expériences solidaires d’habitats et d’habiter différemment (voir notamment la note finale : un paysage se dessine, p.192).

Page de couverture du Mémorandum de l’habitat léger, Réseau brabançon pour le droit au logement, Court-St-Etienne, 2016.
  1.  A noter que Louvain-la-Neuve est née des idées et idéaux de jeunes urbanistes issus de l’école d’architecture La Cambre.
  2. Gaspard Geerts, Ce qui devait être une page blanche, La Baraque, une autre manière de faire la ville, Travail de fin d’études sous la direction de Michael Ghyoot, Faculté d’Architecture La Cambre-Horta, Année académique 2017-2018, 194pp. Vous pouvez, si vous êtes pressés télécharger ici une version pdf Beta non illustrée (pour réduire la taille du fichier) du document (une ultime relecture doit être incessamment réalisée avant une publication papier finale). Mais il est recommandé de se procurer le fichier pdf avec illustrations (71 Mo, envoi par Wetransfer) ou la publication papier, finale, illustrée en contactant l’auteur : gaspardgeerts@hotmail.com ou IEW : a.geerts@iew.be
  3. Allusion métaphorique aux égouts de la Rome impériale.
  4. Membre du trio dont s’entoure Woitrin et qui forme la direction du groupe UA (Urbanisme Architecture). Lemaire chapeaute ce trio avec un rôle décisionnel plus important, Laconte a surtout un rôle de conseiller économique et d’interface avec l’université, et Jean-Pierre Blondel un rôle décisif au niveau des conceptions urbanistique et architecturale. Woitrin est considéré comme l’un des pères fondateurs de la ville nouvelle. Celui-ci, après avoir été professeur d’économie à Leuven, est nommé Secrétaire Général et Administrateur Général de l’Université en 1963.
  5. Les commissaires étaient le plasticien Michel François et le curateur et critique Guillaume Désanges.
  6. Remy, Jean. Louvain-La-Neuve, Une Manière De Concevoir La Ville : Genèse Et Évolution.
  7.  LOMBAERDE Piet, “Louvain-la-Neuve, image et contre-image d’une ville”, APlus, numéro 45, février 1978.