Au secours, ça grouille de paysages !

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Photogénique par excellence, faire-valoir d’un investissement immobilier ou découverte sublime en cours de promenade, le paysage rural se monnaie aujourd’hui en Wallonie comme une denrée rare. L’obsession du moment, c’est de rejeter toute opération susceptible d’enlaidir ces coins de paradis. Or, à force de redouter le pire, ne fait-on pas du tort à ce que l’on veut protéger? Et que veut-on vraiment protéger?

La marchandisation de la résidence a conduit à la marchandisation des paysages. Pour éviter les projets supposés capables de faire diminuer la valeur immobilière de leur bien, des habitants sont prêts à passer au Journal Télévisé. Dans leur discours, le paysage et la qualité de vie s’emberlificotent avec la valeur de revente : le vert du dollar a coloré les vastes plaines et les bosquets. Nos campagnes doivent se transformer en carte postale intouchable, avec la conviction que n’importe quelle intervention serait une abomination. Cela en dit long sur l’aveuglement de chacun quant à la laideur de sa propre maison. Cela en dit long aussi sur le mépris silencieux accordé aux paysages urbains et à la nature plus ordinaire, à la campagne comme en ville.

Parce que là, dans ces lieux désordonnés, mal entretenus, trop urbanisés, on peut faire tout et n’importe quoi, comme par exemple laisser les chancres à l’abandon, ou lancer des infrastructures d’échelle régionale sans aucun souci pour l’échelle micro-locale. Il y a moins de gens qui rouspètent (les nombreux habitants ne sont pas du genre à réagir lors d’une enquête publique). La nécessité fait loi (pour faciliter la vie aux voitures) et trois cent mètres plus loin, ça coûterait encore plus cher en expropriations (il faut être raisonnable avec l’argent public). Le cadre, très moche, s’y prête mieux. Oups, on ne l’avait presque pas vu venir celui-là, le délit de sale gueule urbanistique. Aucune de nos localités ne peut se vanter d’échapper à ce préjugé[[Même Namur ! Ainsi les voies de circulation sous le pont de Louvain côté ville et côté boulevard d’Herbatte, de part et d’autre des voies de chemin de fer, ressemblent à de vastes forêts de béton, à l’ombre desquelles il ne fait pas très bon passer à pied]] et à la pluie d’avanies qui l’accompagnent. L’expression « Là au moins, ça ne risque pas d’abimer le paysage! » est assez claire et doit certainement vous rappeler quelque chose.

A long terme, il est pourtant plus important de regarder avec bienveillance ces morceaux de ville et de campagne faits de bric et de broc, que de les considérer comme un fourre-tout sans intérêt. C’est dans ces paysages improbables que germent les vrais paysages de demain. N’en déplaise aux adeptes du « chaque chose à sa place », du 100% bucolique ou de la mixité mesurée, notre réalité wallonne se plie difficilement aux casiers du fonctionnalisme. Il y a toujours quelque chose qui dépasse. Si la Wallonie acceptait les débordements de cette juxtaposition, inévitables sur un si petit territoire, elle pourrait commencer à les organiser, au lieu de les subir avec mouchoir en main et sanglots dans la gorge. Ne serait-ce pas aussi du même coup l’aveu attendu depuis plus de quarante ans par tous ceux qui lui reprochent de se galvauder au plus offrant?

La Wallonie dirait enfin : « Oui, mea culpa, j’ai laissé la pseudo-modernité banaliser mes centres et mes périphéries, mais à partir de maintenant, je ne vais plus détourner les yeux de ces confrontations bizarres pour chercher une étendue encore verte à urbaniser. Je vais plutôt assumer mes ratages, et en faire des lieux où il fait bon vivre. Je ne vais pas livrer ces quartiers déjà disjonctés à une nouvelle opération de tabula presque rasa. Et tant que j’y suis dans le latin de cuisine, je vais lancer une opération intitulée « Basta locum horrundum, omni loci amoeni sunt« . Foin du lieu horrible, [chez moi] tout lieu est agréable. Je devrais penser à un jumelage avec l’Observatoire Citoyen du Paysage, ça me ferait gagner du temps… »

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Paysage brodé, publié sur le blog de Kate Davies, détail d’une enveloppe de lettre destinée à un soldat britanique durant la première guerre mondiale.

Ah, si c’était vrai! Il n’y aurait plus besoin de recourir à l’extrême onction du classement de sites, classement qui a parfois pour effet de ralentir les travaux d’entretien et de réfection. Désormais, tout lieu géographique wallon devra être envisagé comme un paysage, c’est à dire que tout promoteur devra se fendre d’un aménagement qui fasse corps avec le paysage. Un dossier de demande de permis ne pourra plus justifier les boîtes à chaussures juste à côté des périmètres sacrés en disant « je les ai mises à côté, pas dedans, donc je respecte le paysage! » Ce genre d’argumentation ne suffira plus du tout. Respecter n’est pas épargner. Epargner revient à faire preuve de pitié. Le respect, c’est autre chose, et c’est cela sans doute qu’IEW devra mettre en mots dans sa position « Paysages ». Nos associations vont travailler cette année à ce texte commun qui sera destiné au monde politique[[Une position de la Fédération Inter-Environnement Wallonie sur les paysages est attendue par de nombreux acteurs de terrain. D’une part, les différentes approches techniques, scientifiques ou participatives appellent à des résultats plus concrets sur le terrain ; d’autre part, les nombreux citoyens impliqués dans l’Observatoire du Paysage s’interrogent sur les relations entre paysages et temporalité et donc sur le côté dynamique de la notion de paysage.]] .

Des paysages partout ? Si nous étions en grande-Bretagne ou en Irlande, la question ne se poserait même pas! Pourtant, jusqu’au XIXe siècle, les Anglais prisaient peu leurs campagnes, c’était l’Italie qui les rendait tout chose. Puis une vague de succès littéraires – romans anglais, récits épiques et romantiques – a rendu l’Écosse et les Cornouailles incontournables, au point de donner à tout insulaire l’envie de prolonger leur charme vert et fleuri jusqu’à son seuil.[[On se référera par exemple aux recherches de Margaret DRABBLE sur les écrivains britanniques, notamment « A Writer’s Britain » paru chez Thames & Hudson en 1979. Pour un condensé, voyez l’article « Du côté des écrivains anglais ». dans le n° HS – 44 mars 1990 de la revue Autrement, consacré à la « Campagne anglaise » .]] Les îles britanniques apparaissent aujourd’hui comme un trésor inépuisable déroulé de toute éternité sur un tapis empli de lapins. Sous cette apparence spontanée et presque irrépressible, il y a une œuvre collective de chaque instant, où les personnes interviennent à titre individuel.

Des paysages, mais à quelle échelle? A toutes les échelles, pardi… Au Japon, le manque d’espace n’a pas empêché de développer des paysages. Parfois ils sont même portatifs. Les Japonais misent sur les techniques de miniaturisation traditionnelles : jardins en pot, arbres nains, arbustes, bonsaï, aux confins entre Nature et artifice. D’aucuns s’engagent sur les chemins de la tradition plus philosophique et spirituelle, en entretenant des jardins faits de pierres ou de mousses. L’humidité typiquement belge et l’abondant caillou wallon devraient d’ailleurs nous inspirer un développement en écho à ces pratiques – sans être une redite absurde. Les mousses sont là-bas prises comme une espèce à accueillir et choyer plutôt qu’un gèneur à arracher à la spatule. Dans nos paysages, mini – ou midi -, ne négligeons plus le rôle d’une si petite chose, car cet organisme hybride revêt une nuance dorée, fauve, vert improbable et luminescent, perceptible même par temps couvert à longue distance.

Attention, ça va grouiller de paysages !

Rien ne sert de paniquer, ce n’est pas parce que le paysage se met à être partout que nous allons perdre pied. L’enjeu ne réside pas dans le paysage lui-même, mais dans la manière de le prendre en compte. Il faut déplacer notre point d’attention et relâcher la pression exercée sur les paysages : ce sont d’abord des lieux où ont pris place des écosystèmes, qui ne demandent qu’à évoluer. Ce sont les 1001 faciès mouvants d’un territoire fini dont les limites usuelles sont administratives. Faut-il à tout prix donner des contours précis, figés, à ces étendues aux dimensions éminemment variables ? Faut-il proclamer que certains sont au-dessus du lot, et ne se soucier que d’eux ? Faut-il énumérer les ingrédients miracles qui rendent le paysage beau ? La Lettre des CCATM n°71, publiée ce printemps 2013 vous invite à réfléchir à ces questions et à leurs incidences en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme.

Angle de vue pas toujours très étendu, mais vue profonde, qui se laisse explorer avec les yeux, le paysage peut avoir un côté fascinant, effroyable, terrible, notamment sur les sites industriels. Il est le liant commun à des éléments disparates et, partant, le moyen d’atténuer bien des nuisances. La verdure sortie de nulle part, les enchevêtrements de toits, de tuyaux, de parois, de montagnes de graviers, tout cela perturbe la mono-fonctionnnalité et facilite la cohabitation avec la nature. Au raisonnement par plaques jointives et différentes, étanches l’une à l’autre, illustré par le plan secteur, se surimpose une réalité continue que nos yeux perçoivent comme un tout. En situation de droit, ce sont des morceaux, des parcelles, et en situation de fait, c’est un continuum que nous pouvons sans peur appeler paysage. D’ailleurs, la zone-tampon prévue par le CWATUPE entre une installation industrielle et le périmètre de la zone d’activités, n’est-elle pas souvent devenue une grosse haie haute ou un bosquet? La meilleure zone-tampon n’est-elle pas celle que l’on prend pour un petit bois, ou le jardin des concierges du parc d’activité ?

Il est grand temps de trouver les mots pour parler du paysage, des paysages, il faut pour cela oser sortir du beau et du laid, qui reposent sur de vieux adages comme « les goûts et les couleurs ne se discutent pas ». Ben si, justement, discutons-en. Ouvrons-nous les yeux les uns aux autres. Donnons à voir. Exemple de Thuin : protéger la vue depuis la colline en face ou, depuis Thuin ville-haute, avoir vue sur un versant passionnant? En matière d’insertion dans le contexte paysager, la Fondation Rurale de Wallonie (FRW) a publié dans le cadre d’une mission pour la Wallonie près de cent fascicules explicatifs pour aider les particuliers et les communes à élaborer ou améliorer des projets dans différentes zones agro-géographiques du RGBSR (Réglement général sur les bâtisses en site rural). Leur objectif est de faciliter la compréhension et l’application des règles urbanistiques dans chaque village concerné, « pour qu’aménagement et développement riment avec convivialité du cadre de vie, valorisation des espaces existants et promotion d’une architecture contemporaine de qualité. » La liste des brochures est consultable, village par village, sur le site de l’administration régionale, avec possibilité de commander des exemplaires. La FRW reste à votre disposition en cas de difficultés pour accéder à ces pages.

Pour parler des paysages, soyons audacieux et pragmatiques. Ayons recours à des descriptions avec des mots simples et des phrases actives. Ne comptons pas les arbres remarquables ou les longueurs de haies, car le paysage est un ensemble intégrateur, il accueille toutes les parties et se laisse regarder en entier.

En savoir plus

 Position « Paysages » : la Fédération veut amener les responsables politiques à repenser la manière dont ils intègrent les paysages dans leurs décisions. Vous faites partie d’une de nos associations-membres et vous souhaitez vous joindre au conseil associatif ? Signalez-vous à Virginie Hess sans attendre!

 La Lettre des CCATM n°71, « Les paysages », sort de presse ce printemps 2013 ; elle sera également disponible en fichier pdf sur notre site.