Aménités : de la relativité du bon aménagement des lieux

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Voici, rien que pour vous, un petit jeu sur les aménités, en préparation à l’imminent Décodage de l’aménagement. Le mercredi 30 avril prochain, les aménités seront en effet au centre des exposés de Pierre Cox et de Pierre Vanderstraeten, « Bon aménagement des lieux : doit-on habiter un endroit sympathique ? »

L’idée de travailler sur les aménités des lieux de vie a germé en septembre 2013, lors d’un Mardi du Territoire. Geoffrey Caruso[Geoffrey Caruso est président de l’association Namur2080 et professeur d’aménagement du territoire à l’Université de Luxembourg.]], dans son exposé intitulé « [Morphogenèse et maîtrise de l’étalement urbain : des noyaux d’habitat pour accompagner le choix résidentiel ? », donnait à comprendre ce qu’était une aménité dans le contexte de l’aménagement du territoire, à savoir, un paramètre à connotation positive, lié à un lieu. Geoffrey Caruso utilise la notion d’aménité pour questionner l’origine des formes d’urbanisation en Wallonie, notamment la dispersion des maisons unifamiliales, et ainsi montrer l’importance du comportement individuel. Il a mis en évidence, entre autres aménités décisives en matière de résidence ou de séjour, l’attrait pour le « local » et l’attrait pour la faible densité, présumée génératrice de « vues vertes ». Il a aussi fait ressortir la fragilité qui caractérise les services en tous genres, et leur relativement faible part dans la décision individuelle des familles qui s’établissent quelque part. Dans le choix du lieu de vie, une aménité est un paramètre qui s’avère déterminant ou secondaire mais néanmoins indispensable. Aucune aménité n’est une valeur absolue, mais chacune peut, en étant présente sur un lieu, participer à le rendre vivable, à augmenter son habitabilité, pour l’ensemble des personnes qui y habitent. Geoffrey Caruso laisse ouverte la question suivante : à supposer que le nombre d’habitants dans un lieu donné augmente, des aménités peuvent s’atténuer et d’autres peuvent apparaître. Lesquelles ? La densification occasionne-t-elle obligatoirement une perte de paysages et un accroissement des services utiles ? Se pourrait-il que ce soit parfois l’inverse qui se passe ?

L’article « aménité » du Wikipédia francophone détaille les aménités « naturelles », ancrées dans l’environnement sensoriel, mais reste discret sur l’attachement viscéral que peuvent éprouver des personnes vis-à-vis d’elles, un attachement qui ressortait de façon évidente dans l’exposé de Geoffrey Caruso. L’article aborde la difficile question de la monétarisation des services écologiques, puisque il se concentre essentiellement sur des aménités de cet acabit. Mais malgré l’apparent aspect consensuel de ces aménités, il admet que ce qui est amène pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre, en utilisant deux exemples : une zone humide et un quartier ancien « peuvent être respectivement vécus comme trésor inestimable pour les uns et comme insalubres et non productifs ou dégradants pour les autres ».

On peut se risquer à avancer que l’une des aménités souvent citée en Wallonie est la proximité. Or les diverses proximités qui s’expriment aujourd’hui le sont avant tout sous forme de temps de trajet en voiture sur une route bien dégagée. En fonction d’un coût plus élevé des combustibles, d’autres mesures de temps et d’espace se feront peut-être jour, qui se rapprocheront davantage des trajets pédestres. L’aménité de proximité se jouera alors sur des distances inférieures au kilomètre, une notion qui vaut encore au XXIe siècle pour les habitants de quelques villes wallonnes.

Alors on joue ?

Regardez, si vous le voulez bien, l’image n°1.
cowboy.jpg
Image n°1 – Le cowboy qui dit « Stop » aux voitures…
Image provenant du site « USA Giants »

Question : A votre avis, le cow-boy qui dit « Stop » avec son petit panneau de signalisation routière, est-ce une aménité ? Pourquoi oui, pourquoi non ?

Prenez ensuite l’image n°2.
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Image n°2 – Extrait de la carte de Ferraris, établie entre 1770 et 1778, illustrant le site www.tourisme-hesbaye-meuse.be, dans sa page consacrée aux châteaux-fermes d’Oreye et d’Otrange (Ouest de la province de Liège).

Question : Cette carte vous donne-t-elle envie d’habiter là ? Pourquoi oui, pourquoi non ?

Solutions

Les solutions ne sont pas absolues. Voici donc un début de réflexion que nous aimerions continuer avec vous, dans les mois qui viennent.

IMAGE 1

Le cow boy géant est installé aux Etats-Unis. Imaginez-le derrière sa clôture, sur sa palette, dans votre commune ; les graviers d’apparence très wallonne vous facilitent la tâche.

« Ce n’est pas une aménité »

D’aucuns se disent que c’est du brol, simplement moche parce que ça fait désordre. A d’autres, le cow boy sur palette évoque un cauchemar visuel ou une injure à la citoyenneté. Aux yeux d’autres encore, le gardien de vaches est un faux policier, une espèce de statue en l’honneur de la répression. Il y en a qui se sentent mis mal à l’aise par ce qu’ils perçoivent comme une mise en scène macabre : une momie, un zombie en plâtre, leur feraient probablement le même effet.

« C’est une aménité »

Avoir une telle statue polychrome près de chez soi, visible depuis l’espace public, constitue sans doute une source d’amusement et de fascination auprès des plus petits. J’en connais qui auraient même un peu peur. Par contagion, ou d’initiative, les grands se prennent d’affection pour lui. Il « fait partie du paysage ». On finit par rebaptiser la rue qui passe près de l’entrepôt « rue du Cow Boy ». Quand il est sujet de conversation, sa voisine la caravane l’accompagne, comme dans la vraie vie. Malgré la différence de taille, on entretient la logique qu’il faut bien que le cow boy dorme quelque part. En matière d’urbanisme, elle récolte toutes les critiques : « Mais qu’est-ce que ça fait là ? », « N’importe quoi ! », « Il y en a qui sont quand même sans gêne ». Le cow boy, bien que tout aussi « parqué », échappe à la vindicte des riverains. Ils seront sûrement nombreux à déplorer son départ, si cela arrive un jour.

Pistes de réflexion :

 Une aménité peut valoir par son caractère unique, par le sentiment qu’elle procure de se trouver dans un lieu d’exception ; elle peut être repérée plus facilement en cas de menaces sur son existence, car il s’élève alors des voix pour la préserver. Par exemple, la tour Piedboeuf à Jupille, qu’INBEV a voulu rayer du paysage de la Basse-Meuse[Sur [le site béta de « Mémoire Photographique de Liège », alimenté par l’association Urbagora, quelques photos de cette magnifique tour sous toutes les coutures, avant démolition.]]. Vous trouvez que ce mannequin sur palette n’a rien d’exceptionnel ? Remplacez dans toute cette nIEWs les mots « cow » et « boy » par « tilleul » et « pluri-centenaire », just for the fun of it.

 Les autorités et les institutions culturelles s’échinent à offrir à la population un art public digne de ce nom. Les objets trouvés réussissent pourtant souvent beaucoup mieux là où les œuvres conçues pour « donner du sens au lieu » échouent dans l’indifférence quasi générale. Utiliser ce qui est disponible sur place, en ce compris les éléments végétaux et minéraux, assure un ancrage bien plus profond aux aménagements de l’espace public. Benoît Moritz, interrogé sur les espaces publics (nIEWs de mars 2012, « L’espace public, agent de liaison du territoire ») juge le char d’assaut de Bastogne très efficace pour parler de la 2e Guerre Mondiale.

 Le cow boy brandit un signal d’obligation, mais le grillage contredit son autorité. Le « Stop » lui-même, s’il était posé sur un poteau dans un contexte conventionnel, serait à observer sans contestation possible et ferait certainement enrager beaucoup d’automobilistes ; ici, quand il est remarqué, il fait sourire. Une aménité peut être ce qui apporte un peu de second degré dans le quotidien.

 La relativité des aménités tient aussi à la chronologie de chacun. Avoir toujours connu un « landmark » dans le paysage, ou l’avoir vu pousser / construire / grandir / restaurer / démolir / vieillir, cela génère des formes spécifiques d’attachement ou de dégoût, qui connaissent d’infinies variations au gré des individus.

IMAGE 2

La carte de Ferraris donnerait-elle envie d’habiter n’importe où ? Sur cet extrait, le Geer coule de sud-ouest en nord-est, entre les deux seigneuries d’Oreye et d’Hautrenge (sic), en arrière de ce qui s’appelle aujourd’hui la rue des Combattants. Le document original est peint à la main. En deux-cent septante-cinq planches, il couvre les territoires belge et luxembourgeois ainsi qu’une partie des territoires allemands et néerlandais.

« Cette carte me donne envie d’habiter là »

Soit vous ne connaissez pas Oreye. Rien qu’à regarder la carte, vous y êtes, en vol plané au-dessus des toits rouges, en promenade furtive dans les petits vergers clos de murs verts (des murs verts ? comme c’est bien pensé ; une haie de houx forts et piquants, taillés deux fois par an, sûrement.) Bref, cela vous semble très plaisant : bien-sûr que vous avez envie d’habiter là !

Soit vous connaissez Oreye et vous retrouvez sur ce plan presque tout ce que vous aimez – notamment ces fameux toits qui ne sont pas rouges, les alignements de peupliers là où les élèves officiers de l’école de mathématique du corps d’artillerie des Pays-Bas ont peint des petites boules vertes, et puis les champs, remembrés depuis lors et toujours aussi opulents, odoriférants, plein de faisans. Cette ambiance de vaste Hesbaye, vous ne pourriez la quitter que pieds et poings liés.

« Cette carte ne me donne pas envie d’habiter là »

Le rouge chez Ferraris, vous savez que c’est son code pour restituer les bâtiments. La carte ne réussit pas à vous faire oublier que le temps a passé depuis 1770, et que rien n’est plus pareil, là-bas à Oreye ou ailleurs. A vous, on ne la fera pas, vous ne vivez pas dans un film de Chris Wedge et vous n’êtes pas un homme-feuille. Mais, mine de rien, vous vous laissez prendre par le dessin qui commence à vivre dans votre tête comme une entité, une référence. Tout compte fait, vous l’aimez, cette carte de Ferraris, et voilà que vous vous mettez à imaginer comment des lieux d’aujourd’hui pourraient s’en inspirer pour devenir plus vivables, plus habitables. Cette carte vous donne envie de redessiner la Wallonie.

Pistes de réflexion :

 Une aménité peut valoir par son caractère continu, englobant, indiscible. Au lieu d’une collection d’éléments valant chacun un certain nombre de points, ce type d’aménité est plutôt comme un monde en soi.

 Une aménité peut être une manière de mettre en relation un lieu avec un autre. Dans cette image, les routes, incolores sur la carte, ressortent comme un réseau aussi reconnaissable que fiable ; il s’agissait d’une donnée essentielle pour un document à portée militaire. En termes d’agrément, sur un mode plus actuel, ce réseau peut se vivre comme une générosité de l’espace public qui permet de multiplier les façons de voir un endroit. La nécessité de se déplacer se fond dans le plaisir d’être « avec le paysage ». Dans cette logique, l’E411, la ligne ferroviaire Binche- Louvain-la-Neuve, l’infinité de trajets entre la Chaussée de Renaix (N60) et la Chaussée Brunehaut à Frasnes-les-Anvaing, offrent chacune à leur manière cette aménité du trajet.

 Sur le plan de la mobilité, le village d’Oreye, situé sur l’ancienne route de Bruxelles (N3) à mi-distance de Saint-Trond et de Liège, n’est pas si « loin de tout » pour quelqu’un qui n’a pas de voiture. La ligne de bus 75 Liège – Ans – Hognoul – Oreye y fait correspondance avec la ligne 26 De Lijn Oerle (Oreye) -Sint-Truiden. Un trajet de rêve pour découvrir en cette saison la floraison des fruitiers et les moutons marqués avec leurs agneaux, sans devoir tenir un volant. En cherchant bien, il y a peut-être même moyen de relier Liège et Bruxelles, de bus en bus… Le 11 juillet, fête de la Communauté flamande, le trajet en 26 est gratuit et très fréquenté pour un jour de congé, ceci expliquant cela !

 La sucrerie d’Oreye, créée en 1889, installe en 1964 la première sécherie de pulpes de Belgique. Entrée dans le giron de Südzucker en 1990, elle est encore en activité, générant une peu délectable odeur qui ne l’empêche pas d’être visitée avec grand intérêt, entre autres par des groupes scolaires. Ses décanteurs, répertoriés comme Site de Grand Intérêt Biologique (SGIB) forment une oasis dans cette aire vouée à l’agriculture intensive. Ils accueillent notamment des bécassines des marais, une espèce quasiment éteinte en Wallonie.

 Une aménité peut être ce qui apporte un peu de second degré dans le quotidien (bis). Comme le dit la page Wikipédia consacrée à Oreye, « La sucrerie d’Oreye produit du sucre avec des betteraves cultivées dans le village hennuyer de Lobbes. Il s’agît du célèbre sucre de Lobbes d’Oreye. » A méditer, ou à répéter à voix haute, pour mieux s’imprégner de cet humour belge, lui aussi continu et englobant.

 A sa façon, la carte de Ferraris parle des « objets trouvés » dans le sens artistique du terme, mais de manière moins directe que le cow boy le faisait. Au hasard du paysage hesbignon, l’observateur peut se surprendre à voir des choses qu’il connaît via le monde de l’art. Les peupliers le long du Geer serpentent comme ceux peints par Monet; la raffinerie de sucre pourrait avoir été photographiée par Bernd et Hilla Becher, en tant que « sculpture anonyme ». Cette faculté de faire le lien n’est pas une aménité limitée à Oreye et ses environs. Elle peut surgir partout; bien fou serait celui qui souhaiterait la contenir ou la censurer.

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