Mobilité : pourquoi tant d’inertie ?

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« Quelles sont ces politiques incohérentes qui font qu’on en est encore là après tant d’années ? », nous demandait Miguel Allo, journaliste à la RTBF Radio, à l’aube de cette Semaine de la mobilité 2016.

Retrouvez ici l’interview radio (4’) diffusée ce lundi 19 septembre dans Matin Première.

Question vaste et complexe, s’il en est, qui justifierait à elle seule une thèse de doctorat ! Pourtant, sans bien sûr prétendre détenir la pleine compréhension de cette relative inertie qui caractérise le champ des politiques de mobilité, il nous semble que quatre éléments peuvent utilement nourrir la réflexion. Car finalement, les politiques de mobilité sont extrêmement cohérentes depuis 60 ans : elles soutiennent à plein pot la puissance de l’automobile et son ultra-dominance sur le marché du transport !

Une approche orientée infrastructures plutôt que service

Comment définir une politique publique sans se fixer des objectifs clairs, mesurables, spécifiques et ancrés dans une certaine temporalité ? Comment savoir quels chemins prendre si l’on ne sait pas où l’on va ? Trop longtemps, la mobilité a été tout simplement synonyme d’infrastructures en Belgique. La ville est trop petite pour la voiture ? Pas de problème, on élargit les voiries, on construit des ponts, des tunnels, on rend la cité à la mesure de l’automobile (il suffit d’emprunter le ring urbain de Charleroi ou la rue de la Loi à Bruxelles pour s’en convaincre). Les voitures empêchent les trams de circuler ? Aucun souci, on met les trams sous terre et on crée le prémétro puis le métro à Bruxelles (ainsi que des embryons à Charleroi et Anvers). La congestion s’accumule dans les traversées d’agglomération ? No problemo, on crée des contournements routiers et des P+R (parkings de délestage), censés régler tous les problèmes, et tant pis si ça coûte des millions !

Mais que veut-on au final ? Toujours plus de bagnoles ? Ou un accès, pour tous, à ce qui fait la vie en société (l’espace public, les commerces, les lieux culturels, l’emploi, …) et ce dans le respect de ce qui est soutenable pour notre santé, notre économie et notre environnement ? Que veut-on offrir, concrètement aux citoyens ? Quels services veut-on rendre accessibles au plus grand nombre ? Combien de trains, chaque heure, veut-on proposer, et pour quelles liaisons ? Quid de la desserte de week-end ? Un arrêt de bus desservi deux fois par jour suffit-il pour parler d’offre de mobilité ? Pourquoi veut-on absolument gagner deux minutes de temps de parcours sur tel trajet de train, est-ce vraiment indispensable ? Comment peut-on utiliser au mieux ce qui est déjà disponible (notamment les infrastructures et véhicules déjà existants) ?

Toutes ces questions, si fondamentales, sont trop rarement posées avant d’envisager la réalisation d’infrastructures coûteuses – dont le (très lent à la détente) RER. Pourtant, elles éviteraient parfois, justement, de dépenser des millions, voire des milliards d’euros (sans compter les frais d’entretien, voir le scandale des tunnels bruxellois, mais aussi le futur scandale des infrastructures ferroviaires, attendez, c’est pour bientôt !) pour des infrastructures qui seront obsolètes quelques années plus tard car inadaptées aux objectifs à poursuivre ou dépassées par les évolutions sociétales.

Entendons-nous bien : loin de nous l’idée d’affirmer qu’aucune infrastructure de mobilité n’est nécessaire ! En matière cyclable par exemple, on voit bien qu’elles manquent cruellement ! Mais chaque fois, l’infrastructure devrait être envisagée comme un moyen d’atteindre une finalité, et non comme une fin en soi. Pourtant, en matière ferroviaire, par exemple, le Plan pluriannuel d’investissement continue d’être rédigé avant les Contrats de gestion (qui fixent les objectifs généraux à atteindre) et avant les Plans de transport à moyen et long terme[[Plan de transport à long terme qui relève d’ailleurs du « secret défense » à la SNCB !]] (qui précisent l’offre que l’on veut proposer). Où est la cohérence ?

Une gouvernance inadaptée

Ce n’est un secret pour personne : la gouvernance, en matière de mobilité, est catastrophique. Quatre niveaux de pouvoir concernés (fédéral, régions, provinces, communes), avec notamment 4 ministres de la mobilité, sans véritable clarté décisionnelle et surtout sans vision cohérente de ce que constituent les objectifs à atteindre. Un renvoi de balles assez régulier, même dans le cas de responsabilités partagées, et aucune autorité organisatrice de transport (AOT) digne de ce nom pour piloter une véritable politique de mobilité. Rien qu’au niveau wallon, trois ministres sont concernés par la mobilité : les aéroports sont de la compétence de René Collin, les infrastructures et la voix wallonne sur le rail, celle de Maxime Prévot et la mobilité (ou plutôt ce qu’il en reste : les transports en commun, la politique cyclo-piétonne, le covoiturage, sans les infrastructures liées ni la fiscalité), celle de Carlo Di Antonio. Encore heureux qu’ils soient du même parti !

Pourtant, ce n’est pas tant le fédéralisme, en soi, qui est problématique. En matière de mobilité, il peut même y avoir une certaine logique à distinguer les niveaux de pouvoir selon qu’ils s’occupent de la mobilité à une échelle dite locale (c’est-à-dire, bien souvent, de niveau supracommunal voire provincial), régionale ou, osons le mot, nationale. Mais les frontières politiques doivent alors se calquer sur les frontières fonctionnelles de la mobilité, et non purement administratives.

La Suisse, par exemple, qui compte une Confédération, 26 cantons (soit 27 constitutions, parlements et gouvernements !), parvient à gérer la complexité de son système institutionnel et à le transcender en matière de mobilité. Elle pourrait utilement nous renseigner sur les façons de vivre notre si cher (et cher !) fédéralisme de façon un poil plus efficace.

Une des conditions pour y arriver ? Assurer une certaine continuité des décisions politiques notamment à travers une expertise digne de ce nom dans l’administration et une vision à long terme de la mobilité souhaitée. Aujourd’hui, bien que les choses bougent dans le bon sens, le « know how » reste majoritairement concentré dans les mains des entreprises de transport (la SNCB et Infrabel au niveau fédéral, la SRWT et les TEC au niveau wallon). Pour le solde, les agents issus de l’administration sont ensuite débauchés par les cabinets ministériels pour renforcer l’expertise politique… ce qui déforce de facto celle des services publics ! Il est indispensable, pour développer une réelle politique de mobilité intégrée et cohérente, que les administrations soient renforcées dans leurs missions. Et en ce qui concerne la vision à long terme, on attend avec impatience celle sur laquelle plancheront prochainement nos différents ministres de la mobilité (une grande première !).

Une culture politique et institutionnelle en décalage avec les évolutions sociétales

Notre société actuelle est caractérisée par des phénomènes d’accélération[Voir à ce sujet l’excellent ouvrage du sociologue Hartmut Rosa : ROSA, H., Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010. Pour un aperçu, voir [ici.]]. Accélération de nos rythmes de vie, bien sûr, accélération des innovations et des mutations générationnelles aussi.

Aujourd’hui, l’imaginaire des jeunes générations, a fortiori urbaines, est résolument multi- et intermodal. L’âge moyen d’obtention du permis recule, signe que la voiture est de moins en moins synonyme de liberté. Dans les agglomérations moyennes, pour la première fois depuis les années 1950, l’usage de la voiture décroît ! Mais comment se déplacent nos responsables politiques ? Ultra majoritairement en voiture, n’hésitant à avaler les kilomètres (même lorsqu’ils viennent du fin fond du Luxembourg et se rendent quotidiennement à Bruxelles !), avec ou sans chauffeur. Les quelques pages que L’Echo a consacrées cet été aux habitudes de mobilité de nos ministres en disent long sur leur perception des défis en matière de mobilité. Comment convaincre nos édiles que le vélo se développe si ceux-ci se déplacent exclusivement en voiture et en avion ? Comment dépasser l’inévitable décalage des points de vue découlant du décalage des pratiques ?

En parallèle, les (plus si nouvelles) technologies font tomber les anciennes barrières d’accès à l’information, au partage, à l’économie collaborative. Aujourd’hui, l’utilisateur d’un smartphone est souvent davantage au courant des perturbations sur le rail qu’un accompagnateur de train de la SNCB. Pourtant, les structures politiques et institutionnelles de la mobilité, caractérisées par une inertie forte, se renouvellent bien moins vite. Souvent lourdes, peu flexibles, elles tardent à envisager de nouvelles façons de fonctionner qui s’adaptent aux évolutions sociales. A fortiori, la lenteur des investissements (il faut plusieurs années au groupe SNCB pour rédiger un Plan pluriannuel d’investissements et encore de nombreuses autres pour réaliser les projets concrets) et la longue durée de vie des infrastructures lourdes (plusieurs décennies de « durée de vie » pour le matériel roulant et les infrastructures fixes) rigidifient les décisions et ralentissent sensiblement les cycles d’innovation.

Soyons fair-play : oui, la SNCB (pour ne parler que d’elle) dispose d’une équipe de « community managers » (efficace, d’ailleurs), oui, elle propose aux usagers de consulter leurs horaires en temps réel, et oui, elle met progressivement en place des modalités plus innovantes pour organiser le paiement des titres de transport. Mais pourquoi une tarification intégrée entre les différents modes de transport ne peut-elle toujours pas être mise en place ? Pourquoi parle-t-on de voitures autonomes et jamais de bus sans conducteur ? Pourquoi est-il parfois si compliqué de demander à des travailleurs du rail de changer de dépôt ? Qu’attend-on pour offrir des services d’accessibilité intégrés, incluant offre de mobilité, logement, activités culturelles, intervention dans les frais de la crèche installée à la gare ? Que penser du post-paiement, à l’instar de nos factures d’électricité ou de téléphone, qui permettrait de payer pour les différents services de mobilité réellement utilisés (par exemple, ce mois-ci : deux locations Cambio, 4 x 35 km en train, trois dessertes urbaines en bus à Liège, un aller-retour en téléphérique, un trajet en taxi Collecto, 3h de voiture électrique autonome partagée, une location d’une semaine de vélo électrique) ? Quid de partenariats avec les fournisseurs de téléphonie mobile pour connaître les flux de transport et pour utiliser les smartphones comme supports de paiement ?

Bientôt, Google, Apple ou d’autres acteurs (on l’espère, coopératifs), en recherche perpétuelle d’innovation, mettront sur le marché de nouveaux services de mobilité. Pendant ce temps-là, la STIB, De Lijn, les TEC et la SNCB discutent sans doute encore de la couleur de la prochaine carte MOBIB…

Une vision étriquée de la problématique

Enfin, la mobilité reste la plupart du temps envisagée en vase clos, comme une fin en soi (le fameux « droit à la mobilité ») alors qu’elle n’est finalement qu’un moyen d’accéder à la vie sociale.
Trois autres portes d’entrée permettraient d’élargir l’appréhension de la problématique :

 1. Le temps : la mobilité consiste en une série de déplacements au sein d’espace-temps spécifiques, et pose particulièrement problème à certains moments de la journée (à l’heure de pointe matinale surtout). Avant d’envisager de nouvelles infrastructures coûteuses, on gagnerait à mettre en place une politique du temps, qui agirait sur les horaires des écoles, des commerces, des entreprises, sur la coordination des horaires des transports en commun, afin de réduire la concentration des besoins de mobilité et alléger la pression sur les infrastructures existantes.

 2. Le territoire : au lieu de poursuivre le rêve d’une mobilité sans fin, assumer la nécessité d’un « ménagement » du territoire et le développement d’une accessibilité basée sur le principe STOP (priorité aux piétons, puis aux cyclistes, puis aux transports publics et enfin au transport privé). Tant que l’on continuera, au niveau communal ou régional, à allouer des permis d’urbanisme (pour des lotissements ou des hôpitaux, par exemple) au milieu des champs ou en bordure d’urbanisation, on poursuivra la dépendance à l’automobile vécue par bon nombre de nos concitoyens depuis la création des autoroutes dans les années 1970.

 3. La fiscalité : enfin, la cohérence exigerait une réelle politique fiscale, poursuivant les mêmes objectifs aux différents niveaux de pouvoir. On pense aux voitures de société ou aux accises, on pense aussi à la réforme des taxes de circulation et de mise en circulation, non encore liées aux performances environnementales des véhicules, mais aussi à la fiscalité immobilière (qui continue de favoriser la villa en rase campagne plutôt que l’appartement à Bruxelles). La fiscalité reste un moyen puissant d’orienter les comportements… à condition qu’on lui fasse jouer d’autres rôles que celui de remplir « bêtement » les caisses de l’Etat.

Céline Tellier

Anciennement: Secrétaire générale et Directrice politique