Le territoire, le temps et le politique

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Comment assurer, dans un milieu politique qui souhaite la rapidité décisionnelle, la réussite de projets d’infrastructure ou d’aménagement qui ne sont envisageables que dans la longue durée ? Voilà le défi auquel sont confrontés, au quotidien, les acteurs qui composent le milieu des politiques publiques, a fortiori dans le domaine de la mobilité ou de l’aménagement du territoire, caractérisé par un temps long, peu compatible avec le rythme effréné d’une législature.

Pour prendre la mesure des temporalités à l’œuvre dans le milieu des ouvrages d’infrastructure, citons en exemple les travaux du métro bruxellois[[Cet extrait et la réflexion qui l’accompagne sont issus d’une thèse de doctorat réalisée à l’Université Libre de Bruxelles : TELLIER, C., Corps technique et techniques du corps. Sociologie des ingénieurs du souterrain bruxellois (1950-2010), Thèse de doctorat en sciences sociales et politiques, défendue publiquement en juin 2012.]] qui ont jalonné l’histoire du territoire de la capitale depuis le milieu du XXe siècle.

Vingt-cinq ans, c’est le délai qu’il aura fallu à la Petite Ceinture pour accueillir en son sein le métropolitain. Il lui en faudra vingt-et-un de plus pour relier les deux extrémités de sa ligne et aboutir, en 2009, à boucler la première rocade de la capitale. Trente-cinq ans, c’est la durée qui aura été nécessaire au déploiement de l’extension du métro jusqu’à Erasme, aux confins de l’agglomération bruxelloise. Enfin, à ce jour, après près de cinquante ans de discussions et de réalisations partielles, l’axe Nord-Sud attend toujours sa desserte métropolitaine.

Nul doute que la temporalité des projets d’infrastructures bruxellois soit donc celle de la longue durée. A maturation lente, ces dossiers exigent de la patience et surtout beaucoup de temps. Ils exigent surtout de ceux qui les portent une capacité à se tenir prêts.

Car le politique n’attend pas. Soumis à la pression médiatique, il court, il lance, il inaugure. Bien souvent, d’ailleurs, il ne récolte pas le bénéfice politique des projets qu’il a lui-même lancés. Le risque est grand, alors, de le voir se désintéresser de projets à long terme, de ces dossiers qui, comme ceux qui souhaitent arpenter les entrailles de la capitale, mettent des décennies à mûrir et à aboutir.

L’enjeu est donc de faire se rencontrer des temporalités diverses : celle des projets d’infrastructure, à « maturation lente », avec celle des politiques, à croissance rapide. Avec aussi, en filigrane, l’inertie matérielle et technique de la ville elle-même, déjà là et difficilement malléable.

Des grandes visions importantes… mais insuffisantes

Comment concilier, dès lors, ces temporalités différentes ? Quel rôle peuvent jouer « ces grandes visions » qui occupent souvent le débat public ?
Si de grands « objectifs stratégiques » peuvent sous-tendre, et c’est tant mieux, les projets d’aménagement, il importe de pouvoir les mettre à l’épreuve du territoire, de ses particularités, de sa chair réelle et de son terreau de conflits. Le défi est énorme : élaborer une zone de consensus large, tant sur les grands principes que sur, et c’est là tout l’intérêt, l’actualisation de ceux-ci dans le concret des projets d’aménagement, dans la spatialisation-même. C’est souvent là, bien entendu, que la foire d’empoigne commence…

Des jalons à imaginer

Une façon de transcender les débats d’idées sans aboutir pour autant à un « consensus mou » dans lequel personne ne se reconnaîtrait est peut-être de créer, de façon imaginative et originale, des jalons, des étapes engageantes pour le territoire, mais suffisamment malléables encore que pour permettre que chacun s’y retrouve.
L’enjeu est bien d’assurer la traduction des grandes visions auxquelles l’adhésion est acquise – au moins dans ses grandes lignes – dans des dispositifs plus techniques, plus précis, plus engageants.

En matière d’aménagement du territoire, la législation suisse nous a d’ailleurs donné matière à réflexion récemment, en imaginant des dispositifs très concrets de déclassements-reclassements de zones foncières, dans le cadre de la révision de la loi sur l’Aménagement du territoire qui avait pour objectif de mettre un frein au gaspillage du sol et au mitage du territoire[Voir à ce sujet la nIEWs de Benjamin Assouad « [Le peuple suisse met un sérieux frein à l’urbanisation »]] . Une source d’inspiration pour le prochain SDER ?

La créativité est donc de mise, elle est même requise. Quels jalons souhaitons-nous inventer pour s’engager sur la voie du développement espéré ? Quels dispositifs très concrets imaginer pour aboutir, dans cinq, dix, vingt ans, aux grandes visions maintes fois énoncées en matière de report modal de la route vers des modes moins polluants ou de frein à l’urbanisation des campagnes, pour ne citer que deux exemples ?

Une administration à revaloriser

Et c’est là que l’administration retrouve un rôle central. Gardienne du temps long, elle peut imaginer, créer, entrevoir de quelle façon engranger l’avenir. Au-delà des échéances électorales, au-delà des cabinets ministériels destinés à une courte vie (cinq ans tout au plus, à l’échelon régional), elle peut assurer cette jonction entre temporalité longue des projets d’aménagement et toute vitesse du monde politique. Il importe donc de l’associer pleinement aux débats qui nous engagent sur le long terme, en particulier en matière d’environnement, de mobilité ou d’aménagement du territoire.

Céline Tellier

Anciennement: Secrétaire générale et Directrice politique