La tranquillité d’autruche…

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« Bah… Chacun doit se forger sa propre expérience… » : nombre de parents sont amenés à poser ce commentaire désabusé devant leurs enfants qui reproduisent obstinément les erreurs qu’eux-mêmes ont commises dans leur jeunesse.

Ce qui est vrai au sein d’une famille l’est également pour la société humaine dans son ensemble : il est malaisé de faire admettre par les nouvelles générations que les erreurs passées sont riches d’enseignements dont elles pourraient – et devraient – s’inspirer.

L’exercice devient même réellement périlleux, voire impossible, lorsque, désirant s’affranchir du contexte social et politique, on analyse la manière dont ont été gérées les périodes de crise. C’est pourtant le « défi » que nous tentons de relever ici, en nous intéressant à la période précédant la seconde guerre mondiale et en la confrontant à la manière dont nous gérons aujourd’hui les prémisses d’une catastrophe environnementale annoncée. Que les choses soient bien claire : il n’est pas ici question d’une quelconque « récupération » ni d’une volonté de comparer l’incomparable. Il s’agit simplement d’établir un parallèle entre deux situations de crises majeures aux causes bien spécifiques mais aux conséquences risquant fort de s’avérer également dramatiques.

Chaque mois de mai depuis plus de soixante ans, les populations et les gouvernements de nos pays commémorent avec émotion et dignité l’anniversaire de la victoire des alliés marquant la fin de la deuxième guerre mondiale. C’est l’occasion de tirer les leçons de ce terrible conflit, de cette période atroce qui a endeuillé des millions de familles. Une grande majorité de celles et ceux qui ont vécu ces temps troublés tiennent à apporter leur témoignage, à rappeler aux jeunes générations les dangers du totalitarisme et particulièrement du fascisme, de l’extrême droite. Cette oeuvre de « passeurs de mémoire » est indispensable et doit être saluée. Il est cependant une deuxième leçon à tirer de cet épisode noir de notre Histoire : comment les dix années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale ont vu se mettre en place les conditions qui ont mené à ce conflit et, surtout, comment la société de l’époque est restée aveugle et sourde aux messages d’alerte qui lui étaient lancés. Dès le début des années 30, des réfugiés allemands ont tenté de témoigner : une machine monstrueuse était en train de se construire dans leur pays et commençait à broyer les êtres. Déjà, les opposants étaient arrêtés, torturés, envoyés en camps de concentration. En d’autres temps, on leur eût coupé la tête, à ces porteurs de mauvaises nouvelles, à ces réfugiés, à ces oiseaux de malheur. On a peut-être fait pire : on les a laissé vivre plusieurs années, prêchant dans le désert de l’indifférence, témoins de leur propre impuissance à éveiller les consciences.

Arthur Koestler en témoigne de manière poignante dans son autobiographie, lui qui a activement participé à ce qu’il appelle « la grande croisade antifasciste qui marchait, musique en tête, de défaite en défaite ». Pour lui, « ces sept ans d’aveuglement qui frappèrent l’Occident de 1932 à 1939 furent un des phénomènes les plus remarquables de l’histoire ».

La réalité était trop horrible, les mesures à prendre pour combattre la bête trop importantes. Elles auraient remis en question trop d’habitudes, trop de certitudes. Les gouvernements de l’époque ont à cet égard une responsabilité énorme. Dans son roman « Rendez-vous aux enfers » qui décrit cette époque de manière magistrale, Maurice Druon fait s’interroger l’un de ses personnages, ministre français de la Défense : « Ai-je une seule fois élevé la voix pour dire que la paix n’était pas la tranquillité d’autruche pendant le cours d’une session législative, ni même la prospérité illusoire d’une nation ? » Cette lâcheté, ce refus de regarder l’horreur en face a perduré jusqu’au bout, jusqu’à l’inévitable. En octobre 1938, on lisait encore, dans l’Evening Standard : « C’est cette heureuse confiance en la sincérité et en l’honnêteté de Herr Hitler qui offre la clef de la paix européenne »…

Romain Gary, autre témoin de l’époque, a écrit : « Vous savez, qu’on l’avoue ou pas, dans la vie, on mise toujours sur l’arrivée des secours… » C’est là l’autre grande leçon à tirer de cette période sombre mais que nos gouvernants – tout comme la population – se gardent bien de tirer, car ils ont aussi opté pour la « tranquillité d’autruche » dont parlait Maurice Druon.

Le danger aujourd’hui est différent : la Planète, notre planète, est malade. Changements climatiques, extinction des espèces, pollutions chimiques font chaque jour davantage partie de notre quotidien. Les composantes d’une catastrophe environnementale et humaine de grande ampleur se mettent progressivement mais inexorablement en place. Les effets de ces maux ne se font pas encore sentir dans toute leur gravité mais la machine est en route et sa marche sera aussi inexorable qu’impitoyable si nous ne l’enrayons pas au plus vite. Les seuls bouleversements climatiques sont susceptibles de se traduire par des centaines de millions de morts !

Malheureusement, aujourd’hui comme dans les années de l’avant-guerre, nous refusons plus ou moins consciemment de regarder la réalité en face et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. C’est que les mesures à mettre en place pour combattre ces dangers relèvent plus du remède de cheval que de l’homéopathie… C’est une refonte complète de nos sociétés, de nos modes de production et de consommation qu’il faut entreprendre. Et cette remise en question fondamentale semble faire plus peur que les drames qu’elle permettrait d’éviter. Dès lors ceux qui, modernes Cassandre, continuent à crier au secours sont tantôt moqués, tantôt insultés, traînés dans la boue.

Pourtant, il est urgent de tirer les enseignements de l’Histoire, de prendre consciente que la « tranquillité d’autruche » n’est qu’un leurre débouchant sur les pires désastres. Face au danger, une société doit, dans son ensemble, oser regarder la réalité en face. Pour pouvoir agir plutôt que subir.